- par Paul Werner
WOID XXIII-32
« Les antisémites deviendront nos amis les plus sûrs, les pays antisémites nos alliés.
Nous voulons émigrer en personnes acceptables. »
— Theodor Herzl. Journal.
Birgit a téléphoné l’autre jour. Elle nous téléphone de Vienne de temps en temps, quand elle se sent écœurée. C’est une universitaire autrichienne qui n’arrive pas à s’intégrer, et ne pas s’intégrer en Autriche, c’est mourir pour la vie. La vie en Autriche est comme un puzzle serré où chaque pièce doit s’emboîter, et la vie pour Birgit est pleine d’aspérités.
D’abord, Birgit n’est pas antisémite, c’est notre seule amie à Vienne qui ne l’est pas. Après un certain temps à Vienne on se rend compte que les amis ne sont pas nos amis parce qu’on s’entend bien, ils sont amis parce qu’on les aide à se convaincre qu’ils ne sont pas antisémites. Éventuellement les amis vous invitent à leur expliquer qu’ils ne sont pas antisémites, et c’est là que l’amitié prend fin. Vous leur expliquez qu’ils sont antisémites et ils vous laissent tomber parce que vous leur avez manqué de respect ; vous leur expliquez qu’ils ne le sont pas ils vous laissent tomber parce qu’ils n’ont plus besoin de vous, c’était là tout l’intérêt de leur amitié. Traitez Birgit d’antisémite un jour que vous serez dégoûté par le comportement des Autrichiens et elle vous demandera pourquoi vous vous en prenez à elle, qu’est-ce qu’elle a dit ?
C’est pour ça que Birgit nous appelle. Récemment à Vienne on organisait une commémoration de la Nuit de Cristal. Une Palestinienne avait été invitée à s’exprimer. Puis on avait lâché la Palestinienne, et une amie de Birgit s’était mise à sa place, toute heureuse de pouvoir compter des Juifs parmi ses meilleurs amis. Birgit ne supportait pas d’y aller, mais elle craignait qu’on la prenne pour une antisémite.
Comme ce dimanche dernier à Paris, à la Marche contre l’antisémitisme. Tout le monde y était, ma chérie, enfin, ceux qui comptent, tu comprends : une brochette d’ex-présidents, la quasi-totalité des partis politiques, et puis la tête-en-queue du Rassemblement National, parti néo-fasciste diraient certains, fascistes à l’ancienne diraient d’autres. L’hebdomadaire à grande circulation Der Spiegel faisait paraître en titre : Der Tag, an dem Marine Le Pen für Juden wählbar wurde, « Le jour où Marine Le Pen est devenue un choix électoral pour les Juifs », que les médias français ont traduit de manière éloquente : « Le jour où le RN est devenu fréquentable pour les juifs », enfin, « les Juifs ». Mais, si Marine est fréquentable par les Juifs, est-ce que les Juifs sont pour autant fréquentables par Marine ? La question ne se pose pas. Comme disait un participant, « elle n’est pas là pour les juifs, elle n’en a rien à faire à mon avis »1. Le Pen se range dans une troisième catégorie d’antisémites, de loin la plus répandue en France comme en Autriche : ceux qui, lorsqu’on les met en face de leurs responsabilités, vous disent « Oui, je suis antisémite. Ça vous dérange ? » En France aujourd’hui comme en Autriche, en Allemagne, en Angleterre, être antisémite (ou philosémite, d’ailleurs), n’est pas une norme, c’est un privilège. Quand La France Insoumise, le seul grand parti à avoir refusé de participer à la Marche, a tenté d’organiser son propre rassemblement, on l’a interdit. Le philosémitisme est un honneur réservé aux seuls antisémites.
Tout cela correspond à ce qu’Étienne Balibar appelle le « racisme différentiel » :
Le différentialisme déplace la discrimination, en la transférant de l’apparence immédiate des groupes classés vers les critères de classement((Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, 2e éd. (Paris : la Découverte, 1997), p. 37.)).
Traiter un Juif de Juif, ça fait ringard. À la place, on classe les Juifs selon qu’ils sont français allemands, etc., israéliens), en les plaçant sur sa propre échelle des valeurs, une « hiérarchie de l’Autre à partir des valeurs du Même ».2. Ce qui explique pourquoi la Ligue pour la Défense Juive, classée aux États-Unis comme organisation terroriste, a défilé aux côtés de Le Pen, Bien sûr à une distance respectueuse.
- Hélène Frade, « Marche contre l’antisémitisme : “Le jour où le RN est devenu fréquentable pour les juifs” »,France 24, 11 novembre 2023 ; consulté le 15 novembre 2023. [↩]
- Paul Werner, “Nuremberg-sur-Seine,” Academia.edu (2015), p. 9. [↩]