Imaginez : un matin, vous recevez un colis qui contient un petit cube, sur lequel se trouve un gros bouton rouge, protégé par un dôme de verre qu’il est possible de soulever pour appuyer sur le bouton.
Sur ce petit cube est collé un post-it indiquant la chose suivante :
Si vous appuyez sur le bouton rouge:
vous recevrez un million d’euros;
En contrepartie :
quelqu’un, quelque part dans le monde, que vous ne connaissez pas, mourra.

Cameron Diaz et James Marsden, incarnant Norma et Arthur, dans le film The Box (Richard Kelly, 2009), adaptation de la nouvelle Le jeu du bouton (Richard Matheson, 1970).
Allez-vous appuyer sur le bouton ?
*
* *
Une autre situation à présent.
Imaginez : un matin, vous recevez un colis qui contient un petit cube, sur lequel se trouve un gros bouton rouge, protégé par un dôme de verre qu’il est possible de soulever pour appuyer sur le bouton.
Sur ce petit cube est collé un post-it indiquant la chose suivante :
Si vous appuyez sur le bouton rouge, vous allez produire un texte de 20 lignes en quelques secondes, que vous auriez pu écrire vous même en 5 ou 10 minutes.
La contrepartie :
- des contenus artistiques et intellectuels créés par des êtres humains vont être pillés,
- des personnes vont être exploitées pour trier des données, avec un salaire de misère, et parfois en ayant pour mission de faire le tri entre des images acceptables et des images d’une violence insoutenable, à longueur de journée,
- des personnes vont perdre leur emploi du fait d’une mécanisation ou automatisation de leurs tâches,
- une grande quantité de pollution va être produite.
Allez-vous appuyer sur le bouton ?
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Portrait de G. Elizabeth M. Anscombe (1911-2001), philosophe britannique, en 1979
Dans Le quartet d’Oxford : quand Elisabeth Anscombe, Philippa Foot, Mary Midgley et Iris Murdoch réinventaient la philosophie ((ouvrage de Clare Mac Cumhaill et Rachael Wiseman publié en 2023 et traduit chez Flammarion en 2024)), un épisode important de la vie de la philosophe Elisabeth Anscombe occupe le prologue et l’épilogue.
En 1956, l’université d’Oxford se proposa de décerner un diplôme honorifique à l’ancien président des États-Unis Harry Truman, principalement connu pour avoir donné l’ordre des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki. Cette nomination devait être approuvée par la Convocation — corps réunissant les docteur·es et maître·sses de l’université — un mois avant la remise. Elizabeth Anscombe prit la parole pendant cette réunion contre la remise du diplôme et affirma, face à des collègues choqués que cette femme en pantalon s’oppose à leur sagesse :
« Je m’oppose catégoriquement à notre action de rendre honneur à Mr Truman, car la louange et la flatterie ne sont pas sans nous faire partager la culpabilité d’une mauvaise action. »

Photograph of President Truman at his desk in the Oval Office on the occasion of his speech to the nation on… – NARA – 200355
Face à cet argument, il fut objecté que Truman avait certes commis «une erreur», mais qu’il n’avait pas fabriqué lui-même la bombe, qu’il était seulement responsable de la signature en bas de l’ordre, et qu’il avait fait de bonnes choses dans sa carrière ; pour tout cela, « on aurait tort de chercher à PUNIR Mr Truman ! ».
La motion en faveur du diplôme honorifique passa, mais Anscombe rédigea un pamphlet destiné à paraître avant la cérémonie de remise prévue le 20 juin ; celui-ci peut être trouvé aujourd’hui sous le titre “Mr. Truman’s degree“.
Dans ce texte, Anscombe s’applique à démontrer que endosser un ordre par sa signature “équivaut à accomplir un meurtre de masse”, à condition que cela se fasse “sur le fond d’un certain arrière-plan”. En l’occurrence, un arrière-plan dans lequel la Constitution états-unienne donne cette prérogative au Président, celui dans lequel l’enrichissement de l’uranium par les scientifiques permet une réaction nucléaire avec un dégagement d’énergie considérable, celui dans lequel des ingénieur.e.s ont conçu des avions permettant de transporter des bombes A, etc.
Mais cet arrière-plan était si vaste et si complexe que le lien entre le geste de la main de Truman et l’anéantissement de plus de 200 000 vies n’était plus perçu par la plupart des membres de la Convocation. Le monde avait changé rapidement et violemment avec la guerre, il était devenu méconnaissable, et dans ces bouleversement destructeurs s’était perdu le fil rouge de la responsabilité.
#ResistESR