Un prix de sociologie décerné par l’État d’Israël, poisson d’avril à l’EHESS ?

  • par les étudiant·es engagé·es du la mention de Master Études politiques (EHESS)

Nous, étudiant∙es engagé∙es de la mention Études Politiques, tenons à nous exprimer à la suite du mail de soutien de la Présidence1 qui a réagi au refus du ministre israélien de l’Éducation de décerner le Prix Israël de sociologie à Eva Illouz.

Alors que les bombardements se poursuivent, après n’avoir en réalité jamais cessé, nous souhaitons exprimer notre gêne, sinon notre colère, de voir notre Présidence regretter la distinction symbolique d’un État colonial.

Il nous semble étonnant d’avoir attendu l’écartement de cette sociologue pour mettre en garde contre les atteintes à la « démocratie universitaire vivante » dans un pays qui commet en ce moment même un génocide et qui a détruit ou endommagé toutes les infrastructures universitaires à Gaza.

Ce chantage à la signature imposé à Eva Illouz n’est pas seulement le signe d’une dérive illibérale, ni l’indice inquiétant d’une démocratie en danger : c’est tout simplement une ombre infime qui fait partie du tableau beaucoup, beaucoup plus large d’une dictature coloniale qui (au mieux) écarte toute voix qui dévie (aussi humble soit la déviation) du narratif officiel qui sert à légitimer crimes contre l’humanité, nettoyage ethnique et génocide. Sortez de vos carcans universitaires : le sujet ne se limite pas aux cérémoniaux académiques, c’est de la vie de millions de personnes dont il est question !

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Ouroboros by night, by Lindy Lee, National Gallery of Australia. Crédit: Photoma, 2024

L’heure devrait être au soutien sans faille au peuple palestinien, à la condamnation des gouvernements impérialistes complices, au boycott des entreprises israéliennes qui alimentent la machine de guerre, ainsi qu’au rejet de toute production de savoir colonial qui ne fait que légitimer les actes en cours.

Ce n’est pas l’heure de pleurer le prix symbolique d’un État génocidaire.

Ajoutons qu’il est également étonnant de louer l’engagement intellectuel individuel d’une personne lorsque l’on se souvient de la réaction de la Présidence face à l’engagement de ses propres étudiant∙es l’année passée. Faudrait-il s’en tenir à des pétitions pour recevoir l’assentiment des instances de l’EHESS ?

Banderole affichée dans le hall de l’EHESS Condorcet, mars 2025

Mais des pétitions, les étudiant∙es, doctorant∙es, enseignant∙es-chercheur∙ses et personnels en ont fait plusieurs depuis l’année passée ! C’est même leur combat qui a amené l’assemblée plénière du vendredi 22 novembre 2024 des enseignant∙es-chercheur∙ses à adopter une motion appelant à se garder de « tout partenariat avec des établissements ou des fournisseurs israéliens jusqu’à l’obtention d’un cessez-le-feu pérenne ». Faut-il alors rappeler les divers épisodes répressifs que les étudiant∙es, doctorant∙es, enseignant∙es-chercheur∙ess et personnels ont dû affronter en 2023-2024, pour exiger une prise de position minimale de l’École face aux massacres en cours ? Voilà où se situerait, si tant est que cela soit le sujet, notre curseur pour décerner les honneurs. Mais les honneurs déshonorent… d’autant plus lorsqu’ils sont décernés par des mains tachées de sang.

Comme l’a dit Adorno dans son magnum opus Minima Moralia : « On ne peut mener une vie bonne dans une vie mauvaise ». Les temps que nous traversons rappellent à bien des égards les œuvres kafkaïennes. Comme dans Le Procès, Joseph K. se réveille un matin sans savoir pourquoi il est arrêté. En réalité, il n’y a pas de meilleur exemple pour décrire le régime israélien. Un régime qui commet des crimes contre les droits humains, qui fait de l’exclusion une logique d’État — une exclusion qui ne vise pas seulement les Palestinien∙nes, mais aussi de nombreux groupes opprimés en Israël, y compris les Falashas. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’un tel régime pousse encore plus loin cette logique d’exclusion en écartant désormais Illouz.
Ainsi, Illouz, qui, en accusant la gauche de soutenir le Hamas, servait en réalité les intérêts du régime, se retrouve aujourd’hui elle-même exclue par ce même régime.

https://www.flickr.com/photos/miuenski/3962119896/in/photolist-4xw3Hv-ABktib-fNs1o-7VWfus-737Ud1-dCFQZc-7GhMH6-2nykoC1-ggGRzr-bZx5N5-2qtA25J-23CsPh-brDAZ5-6NoAuF-q3p3j5-55ZxDL-2quwHqK-bEyvFn-aTgm9X-CHwGb-qsn85F-5KxPdJ-pXHK7R-qRUwbH-pUVUAS/

Ouroboros. Crédit: miuenski,

Nous, étudiant∙es, qui observons depuis longtemps des personnes défendre sur la scène internationale un régime qui a perdu toute légitimité, avons vu l’année dernière nos camarades se retrouver face à la police en raison du non-respect des engagements de l’administration [le 15 mai]. Nous avons vu des enseignant∙es chercheur∙ses être, d’une manière ou d’une autre, fiché∙es — même si nous n’avons malheureusement aucune preuve officielle à ce sujet, nous avons entendu ce que l’on disait à nos camarades — alors que l’École maintenait une hypocrite, dangereuse et révélatrice posture « apolitique ». Mais il est évident que personne n’a intérêt à cohabiter avec un ouroboros, car un serpent qui se dévore lui-même peut très bien vous engloutir le lendemain.

Tandis que Nancy Fraser est accusée et injustement traitée par le gouvernement allemand, que les événements de Judith Butler à Paris sont annulés, que Didier Fassin subit un régime de silence après son dernier livre, que Cemal Kafadar est injustement incriminé et évincé de son poste à Harvard, et que des dizaines d’universitaires palestinien·es sont assassiné∙es par un régime machine de guerre, la Présidence, restée silencieuse jusque-là, appelle aujourd’hui chacun d’entre nous à la solidarité académique.

Mais où étiez-vous pendant tout ce temps ? La solidarité académique n’a-t-elle de sens que lorsqu’il s’agit de membres de votre propre institution ?

Nous invitons l’ensemble des étudiant∙es, des enseignant∙es chercheur.euses et des personnels à s’emparer de cette question, pour que l’attribution des honneurs au nom de l’École ne soit pas réservée à la Présidence, depuis sa tour d’ivoire.

Entrée du bâtiment Condorcet, mars 2025

  1. NDRL. Le mail diffuse sur une liste interne un « message du président » de l’EHESS paru la veille (31 mars) ) à ses 55 000 abonnés sur un réseau social. Les étudiant·es ont répondu sur la même liste interne le 2 avril avant de le publier surAcademia. []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
L'équipe de rédaction d'Academia (3 avril 2025). Un prix de sociologie décerné par l’État d’Israël, poisson d’avril à l’EHESS ? Academia. Consulté le 23 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13op0


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