Au nom de la lutte contre l’antisémitisme 1. Le drôle de calcul du Sénat

Le 6 mai 2025, l’Assemblée nationale examinera une proposition de loi relative à la lutte contre l’antisémitisme dans l’enseignement supérieur. Auparavant, elle a été votée à l’unanimité au Sénat le 20 février 2025. Objectif louable, alors que l’antisémitisme est loin d’être résiduel en France et qu’onon sait que des organisations d’extrême-droite (comme l’UNI ou la Cocarde) sont de plus en plus visibles dans les universités. Objectif que cette proposition de loi cherche à atteindre principalement en réformant une fois de plus la procédure disciplinaire applicable aux étudiant·es. Avec ses bonnes intentions, le législateur pave l’enfer.

La justice disciplinaire avant : majesté de l’étude, noblesse du jugement

Avant, c’était simple.

Dans les universités, les enseignant·es et les étudiant·es étaient jugé·es  pour leurs fautes disciplinaires, devant leurs pairs, transmué·es en juges non-professionnel·les : on parle de juridiction disciplinaire. Cela venait donc avec de nombreuses garanties procédurales, en particulier l’enquête était assurée par une formation d’instruction, distincte de la formation de jugement. Pour les étudiant·es — la société de classe n’est jamais loin — les «pair·ess» sont composé·es  pour moitié d’étudiant·es pour moitié enseignant·es, en formation paritaire. Ce qui est peu connu, le caractère paritaire s’étend à toute la procédure, ce qui signifie que l’enquête était conduite par un groupe composé pour moitié d’étudiant·es. Pour les étudiant·es comme pour les enseignant·es, le recours en appel se fait auprès du CNESER, lui aussi composé paritairement en cas de procédure concernant un·e étudiant·e.

Toutes les fautes disciplinaires étaient concernées, y compris le contentieux du baccalauréat, premier grade universitaire.

La symbolique de ce dispositif judicaire est forte : premièrement, étudiant·es et  enseignant·es forment un tout — avec des différences de grade mais non de nature ; et deuxièmement, leurs affaires n’étaient pas à traiter avec des actes administratifs, qui visent à assurer le bon fonctionnement d’un service, mais étaient dignes de jugements, rendus au nom du peuple français tout entier — ce qui dénote une certaine conception des diplômes et de la noblesse de l’acte d’étudier.

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Nubble Lighthouse in York, ME. Crédit: Eric Moreno, 2017

La justice disciplinaire maintenant : misère de l’université, justice misérable

Et puis… et puis les formations disciplinaires (de première intention comme d’appel) n’avaient pas de moyens, et pas de juges formé·es.

Les délais s’allongeaient, particulièrement au CNESER. On a donc enlevé le contentieux du baccalauréat des universités en 2012.

Et comme ça ne suffisait pas, on a, à l’occasion de la loi de transformation de la fonction publique de 2019, réformé complètement la procédure disciplinaire des étudiant·es1 : et supprime la délibération collégiale et paritaire. Une commission disciplinaire qui donne un avis au ou à la président·e d’université, qui prend seul·e la décision.

Puisque la première instance de la juridiction disciplinaire étudiante disparaît, l’appel devant le CNESER n’a plus lieu d’être. Pour contester une décision disciplinaire étudiante, il faut se rendre devant un tribunal administratif2. Et une possibilité de procédure à l’amiable aussi. Voilà, plus simple. Hop hop.

Cette réforme était très simple : enlever tout ce qui fait la spécificité de la justice des étudiant·es, au nom de l’efficacité. Si cela a pour effet de leur retirer leur statut d’acteurices de cette procédure, ma foi, quel problème ? Si cela a pour effet de les séparer des enseignant·es, qui continuent d’être au régime précédent, ma foi, ce n’est pas un drame non plus, semble-t-on dire. On ne va pas s’embarrasser, après tout, il ne s’agit que de fraude aux examens, non ?

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Roulette lors d’une soirée casino à Seattle

La réforme du jour : tripatouillages à gogo

Mais il ne s’agit pas que de fraude aux examens, s’est rendu compte le Sénat. Comme les fonctionnaires, les étudiant·es peuvent être condamné·es disciplinairement pour énormément de choses. Pour du harcèlement sexuel, un affichage, par exemple ou des agressions, même en dehors de l’établissement3. Et c’est là qu’un amendement lors de l’examen de la proposition de loi par le Sénat intervient, et instaure une section disciplinaire académique, à l’échelle de la région académique4.

Voilà.

Pour lutter contre l’antisémitisme, on crée une section disciplinaire académique, et puis c’est tout.

On a du mal à voir comment c’est censé marcher. Peut-être que les auteur·ices de la proposition pensent que cette section sanctionnera plus vite ? Plus fort ? Est-ce qu’on sait vraiment s’il y a un problème de dissuasion disciplinaire trop faible (pour quelque chose qui relève aussi du pénal…) ? Est-ce qu’une section basée à Bordeaux sera plus efficace pour juger ce qui se passe à Poitiers ou à La Rochelle que la section locale ? Est-ce que les juges administratifs (dont les tribunaux sont déjà débordés) iront mettre du temps et de l’énergie dans ces sections ?

Mais en y repensant, c’est même pire.

On ne sait rien de la composition de cette section, si ce n’est qu’elle comporte «des représentants de l’administration des établissements, des représentants du personnel enseignant et des représentants des usagers». On voit un joli tour fait par les administrations des établissements, qui seront peut-être majoritaires dans tout ça. On sait que rien ne vient replacer des garanties procédurales dans son fonctionnement : pas de distinction instruction/jugement, pas de re-juridictionnalisation. Cette section disciplinaire ne fera aussi que rendre un avis pour les président·es d’université. Donc quelque chose de moins solennel que la procédure pré-2019. On peine à voir la cohérence.

Et ce n’est pas fini : cette section est compétente pour les mêmes faits que la section locale, qui continue d’exister ; et ce sera chaque président·e d’université qui choisira où faire instruire chaque dossier. Ce n’est ni plus ni moins que du forum shopping, pratique assez désastreuse suivant laquelle le juge choisit quelle juridiction va juger un litige (par exemple entre deux pays) selon ce qu’on imagine être la plus favorable. C’est une pratique extrêmement corrosive : les puissant·es, qui peuvent se permettre les surcoûts, peuvent choisir leurs juges. C’est ce que propose le Sénat aux président·es d’université.

Les président·es d’université gagnent un nouveau pouvoir et en gardent un, très important : ce sont les seul·es, avec les recteur·ices, à pouvoir engager des poursuites. Quand on sait que les majorités dans les conseils d’administration tiennent parfois à une voix près, on peut douter de l’enthousiasme de certain·es président·es à engager des poursuites contre les personnes qui les ont fait élire.

Il est temps d’arrêter de tripatouiller. Le plus simple est de reconstruire l’unité de la discipline universitaire, de donner des moyens aux sections disciplinaires, d’en former les membres, et de distribuer mieux la possibilité d’initier des poursuites. Pas de faire des réformes au coup par coup, avec des arrières-pensées.

Sur Academia

  1. En parallèle, comme le CNESER ne faisait pas son boulot — ce que le BuJU, le Bulletin de jurisprudence universitaire hébergé par Academia, a pu relever ici ou ici — le Conseil d’État a tenté de le reprendre en main. []
  2. Quand on sait que les tribunaux administratifs sont eux-mêmes embouteillés, on doute du résultat, mais ok. []
  3. Voir par exemple CÉ, n° 410644, 27 février 2019 []
  4. Pour mémoire, quand, sous Hollande, on a fusionné des régions, on n’a pas fusionné les académies ; on a plutôt créé des régions académiques qui les chapeautent. Petite usine à gaz, avec maintenant des recteur·ices délégué·es à l’enseignement supérieur dans chacune de ces régions académiques, dont on voit mal comment s’articule leur domaine avec les recteur·ices d’académie et de région académique conservé·es. []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
L'équipe de rédaction d'Academia (27 avril 2025). Au nom de la lutte contre l’antisémitisme 1. Le drôle de calcul du Sénat. Academia. Consulté le 19 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13ttb


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