- Texte par Roberto Casati, directeur d’études à l’EHESS, traduit de l’anglais par Arnold Zephir
Chère communauté de [l’Institut Jean Nicod],
Ce qui va suivre est un prompt conversationnel complètement humain pour amorcer une discussion sur l’impact de l’IA sur nos pratiques de recherches. Il est très probable que ce soit perçu comme un avis inhabituel et irrituel.
J’ai l’impression qu’il est vraiment temps de discuter du sujet en profondeur et je me permet d’utiliser cet article pour lancer la réflexion et en attendre des réponses.
Pour commencer, une citation à moitié sérieuse de Douglas Adam, l’auteur de l’immortel Guide du Voyageur Galactique, à propos de la manière dont est perçue la technologie.
1. Tout ce qui existe dans le monde à votre naissance est normal et ordinaire [ et fait juste partie de la manière naturelle dont le monde marche]”.
2. Tout ce qui est inventé entre vos 15 et 35 ans est nouveau, excitant et révolutionnaire [ et vous pouvez sans doute en faire une carrière ].
3. Tout ce qui est inventé après vos 35 ans va à l’encontre de l’ordre naturel des choses.”
— Source: The Salmon of Doubt – Fonds de tiroir (1979, trad. fr. 1982)1
Je n’ai pas besoin de rappeler à cette communauté de quelle tranche d’âge je fais partie. Et je peux confirmer que je suis passé par toutes les phases. La phase 2 vit pour moi l’émergence de l’ordinateur personnel : mon mémoire de licence a été écrit sur une machine à écrire. L’arrivée du traitement de texte à été vécu comme une révolution et mon travail en a certainement bénéficié. La phase 3 est évidemment ouverte à ce point mais je dois avouer une certaine ambivalence.
Dans cet texte, j’accepte l’ambivalence et m’en sers de guide pour discuter le comportement des universitaires face à l’IA.
À propos de l’ambivalence : (A) J’ai été techno réfractaire plusieurs fois mais (B) je ne suis pas un luddite.
Exemples de (A) : J’ai quitté Facebook dès 2005, Twitter lors de sa transition vers X (et avant ça, je ne lisais plus aucun tweet et en envoyais une seule fois par mois). J’ai conservé un compte LinkedIn juste pour éviter d’être stigmatisé par mon absence des réseaux sociaux. J’ai testé ChatGPT pendant des mois puis arrêté. Ma banque m’envoie mes relevés sur papier. Je n’ai réalisé aucun MOOC quand on entendait dire que tout l’enseignement supérieur était censé migrer online.
Exemples de (B) : J’ai un smartphone avec lequel je prend beaucoup de photos. J’utilise Deepl pour traduire mes textes. L’IJN a crée l’un des premiers sites web d’un laboratoire du CNRS, et il a été l’un des pionniers des HAL au niveau national. C’est l’un des pionniers des expériences psychologiques en ligne (Voir ci-dessous). J’utilise volontiers la vidéoconférence pour éviter les déplacements.
Ce sur quoi j’aimerais insister — ce que j’ai déjà fait dans certains articles — c’est qu’il est légitime d’avoir une approche nuancée et négociée à propos de la colonisation numérique. On peut accepter certaines propositions de migration numérique et en rejeter d’autres.

Kawanabe Kyosai (Japanese, 1831–1889). Kyosai Pictorial Record of One Hundred Goblins (Kyosai hyakki gaden), 1890. The Metropolitan Museum of Art
Je m’oppose ainsi fermement à une position monolithique (“Tout doit migrer vers le numérique”). La position monolithique est basée sur un jeu d’arguments faibles et hétérogènes : un peu de confort, des gains de temps et de productivité, aller dans le sens de l’Histoire, encourager l’innovation, rassembler des données très utiles, Così fan tutte, si ce n’est pas moi qui le fait, quelqu’un d’autre le fera à ma place, et l’argument modal omni présent : tu peux faire des choses magnifiques avec la nouvelle technologie, et l’argument d’ingénierie omni présent : pourquoi pas ?
Quant à l’IA, et spécifiquement l’IA générative, je veux d’ores et déjà distinguer le numérique de l’IA. Faire de l’IA un sujet n’est pas rejeter le numérique.
Le sujet de l’IA générative et académique mérite une réflexion poussée, ce que je ne ferais pas ici, mais cela ne me semble pas encore fait suffisamment, ou pas d’une manière qui renseigne nos pratiques. Je ne veux pas être normatif mais j’aimerais adopter une attitude exemplaire, contre laquelle chacun a bien sûr le droit de s’inscrire en faux.Au sujet de mon choix d’exemplarité,
J’ai décidé et me tiendrais à ces décisions :
- de ne pas utiliser l’IA générative pour ma production académique et l’écriture en général.
(Je subis évidemment de manière passive l’IA générative qui a envahi les dispositifs électroniques et moteurs de recherche, et cela pose un autre problème). - de demander à mes étudiants ( qui sont directement sous ma direction ) de ne pas l’utiliser.
- de demander à quiconque m’envoie un texte académique à lire quelle contribution, si contribution il y eut, l’IA y a faite.
- de revenir à un enseignement exclusivement oral, notes prises à la main, lecture profonde , examens oraux ou devoir sur table
- d’évaluer au cas par cas l’usage dans des projets de recherche du Deep Learning ou des LMM, par exemple pour analyser des données.
Pourquoi

Album co-scénarité par Fibretigre & Arnold Zephir. Dessin et couleur: Héloïse Chochois. Chez Delcourt, 2019
En adoptant la position négociatrice, i.e. de non-rejet mais aussi de non acceptation en masse, mes arguments sont :
- je ne veux pas contribuer à la pollution du paysage informationnel, même si j’en souffre malheureusement; pollution à propos de laquelle il y a maintenant une vaste littérature, et pour considérer un sujet qui touche notre coeur du métier le sujet veuillez considérer la manière dont le nouveau service “Operator” de OpenIA, qui remplit des formulaires en ligne en outrepassant les tests de Turing sous forme de Captcha, non seulement pollue mais potentiellement détruit la possibilité de faire des sondages en ligne (non seulement les nôtres mais aussi ceux de la cohorte Constance ou le recensement de la population).
- je ne veux pas passer le reste de ma vie à me demander si c’est vous qui avez écrit ce que je viens de lire ou une machine.
- je ne veux pas inventer des nouvelles méthodes bizarres d’évaluation (Un collègue : “Je demande aux étudiant/es de générer 10 réponses avec ChatGPT et d’en choisir une, puis j’évalue leur choix”).
- je ne veux pas brouiller les lignes de la paternité d’une oeuvre (“ChatGPT a écrit exactement ce que je pensais mais mieux que je ne l’aurais fait”)
- Sur un ton plus personnel : le plaisir d’un texte est aussi ( ce qui est peu exploré à l’ère de la l’esthétique de la réception ) le plaisir d’écrire le texte. Je veux conserver une part d’agentivitée textuelle qui ne soit pas illusoire. Comme Beethoven l’aurait dit, Ich lebe nur in meinem Noten, ce que j’aimerais pouvoir revendiquer comme mien.
- L’insistance à présenter l’IA comme un gain de productivité évoque un productivisme qui ne m’intéresse pas et qui doit être questionné au niveau des cercles universitaires. Si l’IA de Zoom me permet de ne pas avoir à écrire un résumé après la réunion, je ne veux pas que ça pousse les institutions à lancer encore plus de réunions (comme l’a dit Florence Maraninchi). Certains collègues m’ont dit que leur prochain rapport HCERES serait écrit par une IA. Le HCERES pourrait même ensuite décider de faire lire les rapports par une IA. Discutons alors de la productivité dans le cadre d’une réflexion plus large sur nos pratiques.
- Je ne veux pas être un pantin de politiques publiques qui rendent l’IA envahissante (non seulement celles qui ne sont pas assez contestées mais qu’il est facile d’encadrer éthiquement, comme la reconnaissance faciale dans les caméras de surveillance; mais surtout celles qu’il n’est pas facile d’encadrer éthiquement, qui ont trait à l’économie, la stratégie ou les choix de cibles militaires, ou , pour en revenir à notre art, à l’évaluation de la recherche ; si par exemple un jour une IA dressait la liste des Keylabs). Il serait souhaitable de demander des procédures d’évaluation de plus en plus qualitatives et plus basées sur des rencontres directes des personnes.
- J’aimerais aussi attirer l’attention sur les problèmes de consommation énergétique. Je me réfère ici à Anne-Laure Ligozat qui a étudié l’impact énergétique du numérique; nous savons que cet impact augmente de manière non linéaire lorsque la demande d’IA augmente. Nourrir l’IA signifie la rendre plus coûteuse ou moins soutenable; et si plus coûteuse, cela implique pénaliser celles et ceux qui le sont déjà lourdement: les communautés locales dont les ressources en eau vont être accaparées, les communautés côtières submergées par les éoliennes.
Comme il a été dit, critiquer certains usages universitaires de l’IA nécessite de ma part une forme d’exemplarité; d’où mon moratoire personnel. Cela ne doit pas être pris comme une position normative en tant que Directeur de l’IJN. Et je serais ravi d’échanger avec toutes celles ou tous ceux intéressé/es par la discussion.
Très cordialement
(Écrit avec un cerveau et des mains biologiques)
Roberto Casati
Le traducteur, Arnold Zephir, est co-auteur de
Intelligences Artificielles de Héloïse Chochois, Fibretigre, Arnold Zephir, Héloïse Chochois – Album | Editions Delcourt, 2019
- Note du traducteur (NdT). La traduction est de Michel Pagel, sauf les parties [entre crochets]. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
L'équipe de rédaction d'Academia (3 mars 2025). Pourquoi je n’utiliserai plus ChatGPT. Considérations pédagogiques. Academia. Consulté le 23 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13ez1