- par Margaux Bidule. Reproduit du Club de Mediapart, 7 octobre 2024
Tous les jours, je viens travailler. Avec une gargouille sur l’épaule qui me serine qu’il faut que je reste sur mes gardes. Mazan, les féminicides, les chantages sexuels, les agressions forment un nuage radioactif qui ne s’arrête pas aux portes de l’université. Chers collègues, une vitre sans tain nous sépare. Elle vous protège, de notre vue et de ce qu’elle dit de votre groupe social. De notre côté, l’injustice, quotidiennement. Du vôtre, le droit à l’indifférence.
Depuis un mois, je peine à travailler, à venir au laboratoire, à me concentrer. On est en septembre, je devrais être au sommet d’une fraîcheur qui va s’éroder tout le long de l’année universitaire. Mais voilà : depuis un mois se déroule le procès des viols de Mazan.
Tous les jours, je le suis. Je lis différents articles, je visualise les différents rouages de l’horreur. Je mémorise les punchlines qui les décrivent, et les range comme des dagues dans ma botte, prêtes à dégainer en cas d’agression.
Quelles agressions ? Celles du déni, de la minimisation, de la distanciation. De l’indifférence et du silence.
Car si mes abonnements électroniques s’époumonent à dire l’horreur, au travail — au laboratoire, en cours, et dans toute la farandole des activités d’une enseignante-chercheuse — le silence est d’or, alors on se tait.
Pourtant, Mazan, les féminicides, les chantages sexuels, les agressions forment un nuage radioactif qui ne s’arrête pas aux portes de l’université.
C’est cette tentative de viol, sous soumission chimique imposée par la ruse, que j’ai subie à l’initiative de camarades de promo lorsque j’avais 19 ans. Ils m’avaient offerte ou vendue à l’un de leurs amis que je ne connaissais pas. Je n’ai pas porté plainte car j’ai eu peur d’avouer à la police que oui, il m’arrivait de fumer des joints. Les “camarades” eux, m’ont harcelée pendant des mois, au téléphone, à la fac et jusque chez ma mère parce que j’avais osé réussir à me défendre, et à frapper mon agresseur.
C’est cette autre agression sexuelle, subie la même année lors d’une fête universitaire. L’agresseur avait cru repérer l’opportunité d’un état d’ébriété, quand il s’agissait en fait d’un début de gastro-entérite. Apparemment, Femme qui vomit, femme à moitié dans ton lit.
C’est ce harcèlement sexuel que j’ai subi devant un amphi de 200 personnes, à 70 % masculines, alors que j’étais enceinte de 5 mois, et déjà bien ronde. Un étudiant avait activé le partage de connexion de son téléphone, et avait renommé son réseau à l’aide d’une phrase me mettant en scène dans une position sexuellement soumise. Pour fixer les idées, appelons ce réseau “Margaux Bidule mange des glaces”, ce sera assez fidèle à la compréhension qu’il semblait avoir du mécanisme de la reproduction sexuée chez les humains.
C’est en me connectant au wifi pour pouvoir projeter une vidéo dans l’amphi que j’ai découvert cette connexion disponible. Depuis combien de semaines était-elle ouverte à tous ? J’ai eu le réflexe de projeter au tableau ce que je voyais moi sur mon ordinateur. Et j’ai exigé la disparition de cette connexion, en menaçant d’aller porter plainte au commissariat. Elle a mis 20 secondes à disparaître. 20 longues secondes seule sur l’estrade devant le silence glaçant d’un amphi plein à craquer, de visages dans l’ombre, sans expression. J’ai arrêté le cours, j’ai remonté la coursive pour sortir, en ayant l’impression de traverser une forêt sombre la nuit. Une voix m’a interpellée : “Est-ce que le cours d’aujourd’hui reste au programme du partiel ?”.
Sortie du cours, je suis arrivée pâle comme un linge au laboratoire. Deux collègues m’ont demandé si j’allais bien. Je leur ai raconté ma mésaventure, sans leur dévoiler à eux non plus la nature exacte du nom du réseau tant il me dégoûtait. L’un d’entre eux, qui pourtant me porte, j’en suis convaincue, une affection sincère, a spectaculairement raté sa tentative de me réconforter : “c’est plutôt flatteur finalement”. Voilà, parler, c’était prendre le risque d’entendre ça, et la double-peine de devoir contenir sa rage en l’entendant, parce que la rage, c’est irrationnel et ça fait tache pour une scientifique.
Alors je n’ai pas rapporté les faits, ni au directeur (notez bien, eur) de formation, ni au directeur (eur) du département. J’ai pesé le pour et le contre de retourner en amphi la semaine d’après : est-ce que je m’exposais à encore pire ? Est-ce que je risquais une fausse couche à cause du stress ? Sans garantie ni soutien, j’y suis retournée.
J’ai appris un an plus tard, à la faveur d’une anecdote, qu’un groupe d’étudiants de cette promotion harcelait sexuellement via whatsapp des camarades étudiantes. Qui se souvient de cette affaire, sachant qu’aucun retour d’expérience n’a été organisé à propos de son traitement ?
C’est ce collègue qui dénigre deux chercheuses avec lesquelles il s’est brouillé, en imitant de manière passable des voix de femmes. “Elles sont toutes petites, elles sont toutes mignonnes, elles ne mangent pas beaucoup… Elles m’ont bien niqué !”. Tout ce qui est femme ne serait donc finalement ni moineau, ni inoffensif.
C’est cet autre collègue avec qui j’encadre une étudiante qui, quand elle décline sa proposition de s’engager en thèse avec lui, lui demande si elle se limite dans ses choix parce qu’elle est une femme.
Ce sont ces quatre prestataires externes chargés de l’entretien du bâtiment qui me menacent, en rigolant grassement, de ne pas me laisser sortir de l’ascenseur quand on aura atteint le sous-sol.
C’est ce chef d’équipe qui me dit un mois après ma prise de poste qu’il est content de m’avoir recrutée parce que je vais pouvoir leur “faire un petit peu de ménage”, ou qu’à 19h, je devrais être chez moi “à faire à manger à [mon] bonhomme”.
C’est ce conseil d’administration où on refuse malgré mes demandes répétées d’abandonner le masculin neutre au motif que ce serait illégal. Il serait illégal de ne pas occulter 52 % de la population.
C’est ce collègue du laboratoire du dessus, dont j’ignore le nom et avec qui j’ai échangé 6 “bonjour” en 6 ans, qui, se trouvant seul avec moi dans l’ascenseur, me demande avec un air lubrique comment se passe mon allaitement.
C’est cette collègue à qui on refuse une assistance minimum pour la mettre en sécurité alors qu’elle s’apprête à porter plainte contre son ex-conjoint violent, et armé. À qui on demande qu’elle produise la copie de sa plainte pour intervenir ! Sans penser à s’interroger sur la légalité de cette demande, ni sur son indélicatesse.
Ce sont ces affichettes “on vous croit, on vous écoute” de la cellule de signalement des violences qui sont systématiquement arrachées dans certaines toilettes des hommes. C’est la lutte permanente de cette cellule pour avoir accès à des locaux dignes et garantissant la confidentialité des échanges pour accueillir la parole des victimes.
C’est cette plainte que je dépose contre une publicité d’Yves Saint Laurent, mettant en scène selon moi une tentative d’agression sexuelle ou de viol sous soumission chimique, procédure au bout de laquelle j’obtiendrai la reconnaissance de 3 transgressions à la déontologie publicitaire sur 4, qui laisse mes collègues hommes de marbre. Ayant formulé ma requête sur la base de grilles de lecture issues de la littérature scientifique, j’ai sollicité 35 collègues, 20 femmes et 15 hommes, pour qu’ils et elles relisent mon argumentaire et m’aident à le renforcer. 19 des femmes m’ont répondu par écrit sous 48h. Seulement deux hommes m’ont répondu par écrit, et un par oral, au bout de 3 semaines.
Chers collègues, vous voulez notre travail ? Vous voulez la légitimité apportée par notre présence (encore très loin d’être paritaire) ? Considérez-nous. Incluez-nous. Impliquez-vous. Agissez pour corriger ces insupportables inégalités.
Un collègue et ami me disait qu’il avait beau essayer, s’intéresser aux inégalités de genre de nos expériences, professionnelles ou personnelles, les comprendre, un maillon cognitif l’empêchait d’agir, de se révolter. Ce maillon, ces maillons, ce sont les sensations de peur, d’insécurité, d’injustice. Il pense que leur absence le laisse irrémédiablement sur la touche de la cause des femmes, que ça l’empêche d’entrer sur le terrain. Que les dominants ne parviennent pas à se retourner contre eux-même et à venir grossir les rangs des dominées en colère. Que les deux groupes restent séparés du fait d’un investissement émotionnel manquant.
Chers collègues, vous êtes pourtant capables d’un investissement émotionnel pour des choses dont vous ne ressentez pas corporellement la matérialité physique ! Pour les phénomènes hydrodynamiques bizarres, pour la croissance des poils ou pour les élastiques qui s’emmêlent (attention, les chercheurs portant ces recherches ne sont pas visés à titre personnel par mon propos). En venant travailler, je me dis que je vous touche moins qu’une bulle, un poil ou un élastique. Que faut-il faire pour vous toucher messieurs, vous qui êtes capables de voir l’infiniment petit ou de sonder l’infiniment grand mais qui vous refusez à voir l’infiniment proche ? Que cela affecte votre travail ?
Tous les jours, je viens travailler, j’analyse mes données, j’encadre mes thésardes, j’écris des papiers, je prépare mes cours, je vais enseigner, j’écris des projets, j’en évalue. Avec une gargouille sur l’épaule qui me serine qu’il faut que je reste sur mes gardes, que le danger peut venir de partout, que des choses horribles se produisent en ce moment-même et que ce qui m’en prémunit relève plus de la chance et de la dilution que de réelles défenses. Et que vous vous en foutez. Pire : que je dois rester aimable, positive sous peine de devenir inaudible. Je “sous-performe” à cause de cette gargouille. Et vous avez besoin de mon travail.
Les exemples ne manquent pas de personnes qui s’investissent, corps et âmes parfois, pour des causes qui ne les concerneront jamais directement, jamais individuellement. Robert Badinter n’était pas lui-même condamné à mort. Cédric Herrou et Carola Rackete, qui sauvent des migrants de la faim, du froid ou de la noyade, ne sont ni l’un ni l’autre migrant.e. Paul Watson ne se muera jamais en baleine. Sans aller jusqu’à un tel héroïsme, il est possible, et même courant de prodiguer du soin sans être soit même blessé. Pourquoi nous le nier ?
Une vitre sans tain nous sépare. Elle vous protège, de notre vue et de ce qu’elle dit de votre groupe social. De notre côté, la violence et l’injustice, quotidiennement. Du vôtre, le droit à l’indifférence. Avec ce témoignage, j’insiste pour que vous nous voyiez souffrir, nous débattre, taper sur la vitre en hurlant. Jusqu’ici, votre silence a écrasé nos tentatives de la briser.
Mais cette vitre va finir par céder ! À coups de pied, de pierres, de pavés de mécanique quantique, en s’y mettant à plusieurs. Préparez-vous à marcher dans du verre, à vous couper.
Et à devoir nettoyer.
Margaux Bidule,
Agrégée de sciences physiques,
Maîtresse de conférences
Collègue en colère
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
L'équipe de rédaction d'Academia (7 octobre 2024). #MetooESR : que faudra-t-il pour vous toucher, chers collègues ? Academia. Consulté le 7 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12fmr