Academia suit depuis quelques temps les intellectuel·les qui font la promotion d’un nationalisme scientifique¹ ou qui, à l’instar du directeur du Département de l’évaluation des établissements du Hcéres, Pierre Glaude, militent à l’Action française. Dans cette nébuleuse brune, le cas de Michel Maffesoli, ancien professeur de l’Université Paris-V Paris-Descartes, détonne, tel l’intellectuel organique de l’extrême-droite.

• par Arnaud Saint-Martin, sociologue, CNRS

Michel Maffesoli, tête pensante du Rassemblement National, formateur des cadres d’un parti qui s’épuise à jouer la carte de la notabilité et de la bienséance politique : l’information est passée inaperçue, et pour cause, mais c’est assez remarquable pour être reporté sur Academia.

Capture d’écran du site campus Hemera. Michel Maffesoli est présenté comme : Professeur émérite à La Sorbonne et membre de l’Institut universitaire de France

Sur le site du « Campus Héméra »², ce « média de formation et de culture politique » dédié aux adhérents du RN, on trouve donc une vidéo de cet invité de marque, accompagnée de quelques lignes de présentation :

« Son oeuvre, à la croisée de la sociologie et de la philosophie, traite de la post-modernité, de l’imaginaire et de l’esthétique. Paru en 1988, Le Temps des tribus, a été particulièrement remarqué. En 2023 il a publié aux éditions du Cert (sic) deux livres, Le Temps des peurs et Logique de l’assentiment ».

Une trentaine de minutes d’entretien avec le politologue Jérôme Sainte-Marie. Elle s’ajoute à d’autres contenus de cette structure embryonnaire, dont le président de cette PME familiale naguère fondée par Jean-Marie Le Pen, Jordan Bardella, a rappelé lors de la soirée de lancement à la Maison de la Chimie à Paris, le 21 mars 2023³, que l’objectif est de livrer une « vraie doctrine » et d’y faire « beaucoup de métapolitique »⁴ — avec des gens comme l’ancien diplomate nostalgique de l’Algérie française Xavier Driencourt, l’essayiste réactionnaire Bérénice Levet ou Michel Maffesoli. Rien de surprenant dans cette stratégie, puisque d’autres partis politiques financent de telles initiatives. La différence, et de taille, est qu’elle concerne cette fois une structure d’extrême droite, et qu’y paraître n’est pas anecdotique. Ne serait-ce que parce que les intellectuel∙les qui osent s’afficher dans de tels cénacles sont fort rares. Pour l’heure, c’est du e-learning, sans lieu fixe ni programme établi, un affichage obligé pour un parti qui prétend vouloir gouverner.

Programme de l’école d’été de l’Action française (Amiens) 2022, publié sur Instagram Le rôle des universitaires dans la formation de l’extrême-droite n’est pas nouvelle. L’Action française est connue pour ses écoles d’été. Ici, en 2022, on note la participation de: Christophe Dickès, docteur en histoire, Univ. Paris IV Bernard Lugan,  professeur des universités retraité de l’Université Lyon-III;  Jean-Baptiste Donnier, professeur agrégé de droit privé et de sciences criminelles, Aix-Marseille Université Marc Savina, professeur d’histoire-géographie; Jean-Eugène Gugliotta, médecin néphrologue, Marseille; Charles Million, ancien député et Ministre de la Défense (gouvernement Alain Juppé)

On ne sait pas jusqu’à quel point les clients de la prestation — facturée ?— connaissent le CV académique du professeur retraité de Paris-V. On imagine que l’essentiel des troupes du parti néo-frontiste ignore complètement qui est ce monsieur. Le profil est certes rassurant selon les standards de la conservation idéologique. Tous les signes extérieurs de la respectabilité académique bon teint sont réunis : Sorbonne, Institut Universitaire de France, ancien titulaire de la « chaire Durkheim » — spoiler : c’est bidon. Sans parler du décorum désuet de cette performance hors du temps, qui fait partie du package : charisme de vieux sage, voix posée et grave, costume et nœud papillon, crâne humain sur la table, bibliothèque saturée d’ouvrages en arrière-plan, lumières tamisées d’un cabinet de travail où s’élabore « la pensée », rien ne manque. C’est conforme avec une certaine représentation, traditionnelle et crépusculaire, de l’autorité intellectuelle. M. Maffesoli n’a jamais cessé d’en jouer.

Le crépuscule de la pensée

Sur le fond, les l’intervention est prévisible. C’est un best-of. Le contributeur de Campus Héméra refait le match de sa carrière, cite ses références totémiques (classées en général très à droite, notamment son maître à penser Julian Freund⁵), résume ses contributions⁶, caractérise sa méthode (« je suis un renifleur »), en prenant soin de rappeller que

« [s]a position n’a jamais été politique »⁷.

Michel Maffesoli persévère. À 78 ans, il maffesolise encore, le sourire en coin, ravi de susciter le scandale — son fonds de commerce. Il a survécu à toutes les polémiques⁸, il parvient à éclipser les critiques, il continue de publier des essais interchangeables sur l’air du temps et la postmodernité qui n’en finit plus de venir ; il s’est également maintenu à flot après la déchéance de l’ère sarkozyste, qu’il accompagna avec une remarquable complaisance. Il surfe toujours sur la défiance vis-à-vis des élites⁹, dont il reconnaît sans peine qu’il fait partie. Et quand il n’essaie pas d’influencer dans la sphère politique, il pontifie sur la vie en entreprise ou le « marketing tribal ». La « business school » Kedge l’a enrôlé en 2015 pour former des cohortes d’élèves au « management postmoderne ».

Visuel pour l’inauguration de la Ville Kedge-Maffesoli, Marseille

Management postmoderne et conquête du pouvoir

La nouvelle étape, ce serait donc l’accompagnement de l’extrême droite dans sa conquête du pouvoir. Par le conseil dans l’ombre de Marine Le Pen¹⁰, et à présent la formation des « cadres ». À force d’émarger sur le créneau de la « réinformation » — TV Libertés, Sud Radio, Boulevard Voltaire, CNEWS, Radio Courtoisie, Valeurs actuelles, Causeur, etc. — et de papillonner sur les scènes de l’intelligentsia d’extrême droite (prestations à l’« Institut de sciences sociales, économiques et politiques » dirigé par Marion Maréchal-Le Pen, à l’Institut Iliade, auprès de l’Action Française, Reconquête, etc. le positionnement « métapolitique » se précise.

Les proximités et affinités électives avec l’extrême droite sont assumées¹¹. Et sur ce marché des biens de salut néo-fascistes, l’avantage comparatif de M. Maffesoli est immense : la concurrence n’existe pas ou presque, c’est open bar pour qui consent à jouer le jeu. Il y a fort à parier que d’autres ne tarderont pas à emboîter le pas. Certain·es s’entraînent d’ores et déjà sur le segment peu exigeant de la lutte contre les affres de « la déconstruction » et du « wokisme ». Objectivement ajusté·es et disponibles, fantasmant le basculement de la France dans un régime autoritaire et nationaliste, nul doute qu’elles et ils sauraient se rendre utiles.

C’est en ce sens que la confirmation idéologique du positionnement du « renifleur » Michel Maffesoli ne sent pas bon, et c’est pourquoi, plus que jamais, il ne faut pas baisser la garde.

#ResistESR

1. Voir Christelle Rabier, « Savant·es et politiques contre l'”islamoguachisme” (2): le fantôme de Raymond Aron », Mouvements n°112, (2022), p.37-46. [↩]
2. Héméra, souligne Jordan Bardella dans les pages du Figaro (21 mars 2023) « C’est un clin d’oeil à la déesse du jour et de la lumière, qui est précisément l’apport politique et intellectuel du RN, celui d’éclairer un horizon nouveau et heureux pour le peuple français. » En toute simplicité. [↩]
3. « Le Rassemblement national crée “Campus Héméra”, une école pour former ses cadres », L’Alsace, 22 mars 2023. [↩]
4. « Chez LR, il y a ceux qui pensent comme Macron et ceux qui pensent comme Le Pen », Le Figaro, 21 mars 2023. [↩]
5. Sylvain Laurens, Alain Bihr, « L’extrême droite à l’université : le cas Julien Freund », Agone, n° 54, 2014, p. 13-26. [↩]
6. Le temps des tribus, 1988, qui devrait plaire au temps des tribuns d’extrême-droite. [↩]
7. Personne n’y croit, et c’est la raison pour laquelle il est interviewé [↩]
8. qui se souvient de « l’affaire Teissier », encore douloureuse pour les sociologues ? [↩]
9. La pandémie de Covid-19 l’a relancé sur ce créneau. Voir Maxime Macé et Pierre Plottu, «Extrême droite et complotistes: la radiographie de deux mouvances siamoises», Libération, 21 avril 2022. [↩]
10. « Proches historiques ou conseillers de l’ombre : voici l’entourage de Marine Le Pen », Le Journal du Dimanche, 28 mars 2021. [↩]
11. Christophe-Cécil Garnier, « Maffesoli : le sociologue médiatique est aussi un grand ami de l’extrême droite et de Matzneff », StreetPress.com, 2 septembre 2020. [↩]