D’abord et avant tout la « naturaliser » pour la soustraire au débat : nous vivons plus vieux dans nos sociétés, nous devrions donc travailler plus longtemps. Ensuite, répéter ad nauseam qu’il n’y aurait pas d’alternative (le fameux « There Is No Alternative », de Margaret Thatcher) et ainsi empêcher la discussion en faisant mine de l’ouvrir : si vous n’approuvez pas cette « réforme », c’est qu’en réalité vous n’en proposez aucune puisqu’il n’y aurait d’autre choix.

Enfin, « dramatiser » : toute autre position que celle des tenants de cette politique relèverait de l’attentisme coupable et nous conduirait à une situation catastrophique sous peu.

Il existe des variantes mais les fondamentaux de la communication gouvernementale sont toujours les mêmes. Ils visent in fineun seul but : clore le débat en donnant l’illusion que cette « réforme », comme tant d’autres avant elle, ne serait pas un choix politique ou un choix de société, mais bien une nécessité absolue et indiscutable, qu’il faudrait juste avoir le « courage politique » de mettre en œuvre.

Pas de menace d’effondrement

Pour disqualifier les critiques, là encore nul besoin d’argumenter sur le fond, quelques tours rhétoriques suffisent, pointant les « dangers » et « effets pervers » que porterait en lui tout progrès social, à l’instar de celles et ceux qui, depuis des générations, défendent un modèle de société où l’on travaille plus tôt (travail des enfants à la fin du XIX^e siècle, alternance, apprentissage, service civique…), plus longtemps, et ce quelles qu’en soient les conditions et les finalités. Etant bien entendu que seules les classes laborieuses sont astreintes à ce sort, l’oisiveté et le loisir restant le privilège des possédants…

Pourtant, il existe bien d’autres analyses de l’état de notre système de retraites et d’autres propositions pour l’améliorer. En tant qu’universitaires, nous le montrons et le documentons dans nos recherches et nos écrits. De ce point de vue, la raison n’est pas du côté du gouvernement.

Le constat d’abord. Si le système de retraites connaîtra vraisemblablement des déficits les dix prochaines années, il n’est pas menacé d’effondrement. Qui plus est avant de prétendre vouloir le sauver, il faudrait déjà ne pas le saborder avec des politiques (trop) généreuses d’exonérations des cotisations sociales (75 milliards d’euros en 2022) qui en vident les caisses.

Enfin, il semble particulièrement cynique de demander aux actifs de travailler plus longtemps lorsque l’on sait qu’au-delà de 60 ans, seulement un tiers des Françaises et des Français ont un emploi, autrement dit que bon nombre sont par la force du marché du travail (préretraite, chômage, inactivité, invalidité, etc.) exclus de l’emploi.

« Ce sont d’abord ceux et celles qui commencent à travailler plus tôt, qui connaissent des carrières marquées par le chômage et la précarité qui seront les plus frappés par l’allongement de la durée de travail »

Les mesures ensuite. Si le gouvernement veut faire croire qu’elles concernent l’ensemble du monde du travail, suivant le raccourci « on vit plus longtemps, donc il faut travailler plus longtemps », nous savons par nos recherches que ce sont d’abord ceux et celles qui commencent à travailler plus tôt, qui connaissent des carrières marquées par le chômage et la précarité, qui sont abîmés par leur travail – la France se distinguant par des conditions de travail plus dégradées que la plupart de ses voisins européens – et qui n’ont pas l’opportunité de se constituer une épargne-retraite et/ou de bénéficier d’un patrimoine complétant leur pension qui seront les plus frappés par l’allongement de la durée de travail.

Ainsi, cette politique va dégrader les conditions d’existence des classes populaires. Ajoutons qu’une fois de plus ses conséquences seront tout particulièrement négatives pour les femmes qui devront en moyenne travailler plus longtemps que les hommes pour atteindre l’âge de départ à la retraite.

Le caractère inégalitaire de cette politique est d’autant plus marqué que celles et ceux qui travailleront plus longtemps sont en revanche ceux et celles qui sont les plus abîmés lorsqu’ils et elles prennent leur retraite – un tiers des ouvriers et un quart des employés sont en « incapacité » contre un peu plus d’un cadre sur dix – et qui vivent le moins longtemps après – en moyenne un homme ouvrier vit 6,4 ans de moins qu’un cadre. Le gouvernement fait donc peser les économies budgétaires sur les classes populaires tout en épargnant les classes les plus aisées. Une sorte d’impôt régressif en somme.

Rhétorique réactionnaire

L’alternative enfin. S’il était besoin d’augmenter les capacités de financement du système de retraites, les marges de manœuvre financières existent et de nombreuses solutions, non exclusives, devraient être mises sur la table du débat démocratique : abandonner une partie des exonérations de cotisations sociales, majorer les cotisations sociales, mettre à contribution l’épargne-retraite fortement défiscalisée, contraindre les grandes entreprises, dont les dividendes versés aux actionnaires n’ont jamais été aussi élevés, de partager cette valeur ajoutée au profit des salariés, etc. Les réserves sont nombreuses.

L’alternative, c’est également de rouvrir les portes fermées par la rhétorique réactionnaire : améliorer les conditions de travail qui se dégradent depuis trente ans, égaliser les niveaux de rémunérations des femmes et des hommes pour corriger les inégalités de pension (les écarts de salaires sont de l’ordre de 17 % et celles des pensions de 40 %), augmenter les salaires et les emplois stables, en particulier dans les services publics menacés d’effondrement, repenser l’accueil des migrants et migrantes dans un pays vieillissant, etc.C’est pourquoi nous participons et nous soutenons les mobilisations populaires (manifestations, grèves) en cours qui, par leur force, visent à débloquer les horizons de notre société que le président Macron et le gouvernement Borne obstruent avec obstination. L’enjeu est vital : rouvrir les conditions de possibilité d’un monde vivable parce que plus juste.

Liste des premiers signataires : Fanny Gallot, historienne, université Paris-Est-Créteil ; Bertrand Geay, sociologue, université Paris-8 ; Violaine Girard, sociologue, université de Rouen-Normandie ; Sibylle Gollac, sociologue, CNRS ; Razmig Keucheyan, sociologue, université Paris-Cité ; Julie Pagis, politiste, CNRS ; Stefano Palombarini, économiste, université Paris-8 ; Etienne Penissat, sociologue, CNRS ; Romain Pudal, sociologue, CNRS ; Yasmine Siblot, sociologue, université Paris-8.