McCarthyisme, ou pogrom ?

WOID XXII-19

I.

Commençons par une faute d’orthographe et d’interprétation : le mot s’épelle « McCarthyisme » et non pas « MacCarthyisme ». Par convention aux USA les noms en « Mac- » suggèrent une parenté écossaise, les noms en « Mc- » une parenté irlandaise catholique et donc une position sociale inférieure à celle des immigrants écossais protestants ; le sénateur Joseph (ou plutôt « Joe » ) McCarthy tirait sa popularité du fait qu’il se présentait comme un intrus issu des classes populaires, un trouble-fête dans les bastions élitistes, anglo-saxons en prédominance, que constituaient les dirigeants au gouvernement et dans les universités. En fin de compte, les opinions politiques de Joe McCarthy comptaient moins que les ressentiments de cette classe qui, à travers lui, s’imaginait en contestation ouverte avec les dominants culturels et politiques.

Louis Budenz’s article, “Do Colleges Have to Hire Red Professors?” was published in November 1951. Soon after this article was published, the Americanism Committee of the American Legion began targeting Sarah Lawrence faculty members. November, 1951. (Harold Taylor Papers, Sarah Lawrence Archives)

C’est pourquoi, dans les universités américaines et dans les centres culturels, la résistance au McCarthyisme se fondait moins sur des différends idéologiques que sur des questions de préséance et de pouvoir. En 1950, quand la Régence de l’Université de Californie tenta d’imposer un serment de loyauté1 au professorat, la proposition déclencha un mouvement de protestation parmi des centaines de professeurs ; selon un éminent biochimiste,

« Les méthodes de filtrage propres à la faculté sont plus efficaces que n’importe quel serment de loyauté. Les compagnons de route, bien plus dangereux que les Communistes avoués, sont tenus à l’écart ou mis à la porte par ce filtrage. »

Les universitaires revendiquaient pour eux-mêmes le droit de mener la chasse aux rouges parmi leurs collègues : être Communiste, ou même penser comme un communiste, revenait à un manque de d’objectivisme scientifique que les experts seuls avaient la compétence de juger. Le mccarthyisme professoral se poursuit encore aujourd’hui aux USA, plus ou moins en sourdine : le droit à la parole (freedom of speech) garanti par le Premier Amendement à la Constitution étatsunienne ne s’applique qu’à une petite élite de professeurs attitrés.

Depuis 1964, en revanche, toute forme de discrimination pour le genre, la race, la croyance, l’âge ou le pays d’origine sont strictement interdites : c’est pourquoi les universités américaines ont vu dans les dernières décennies une floraison des études dites « woke » : études de genre, d’ethnicités de toute espèce (y compris les études « blanches » ), floraison due en grande partie à la nécessité d’attirer et d’accommoder les étudiant.es minoritaires, femmes, non-binaires, etc., Simple question de responsabilité fiduciaire : le système universitaire américain est un système privé et donc marchand, redevable à une « clientèle » d’étudiants. De plus, dans les années Bush, les départements de français des universités américaines avaient été décimés par leur rejet des French Studies, préférant les cours faciles offerts aux étudiants français venus compléter leur Master en Business aux USA. Les nouvelles études « woke » offrent à ces départements une bouée de sauvetage, d’où un certain renouveau des études francophones aux USA — notamment en celles ayant trait à la Louisiane, aux Caraïbes, etc. Les mouvements de répression contre le « woke » ne peuvent provenir que de l’extérieur, d’un faux populisme impuissant.

II.

Dans les années quarante le critique Dwight Macdonald mettait le doigt sur une différence fondamentale entre les formes que prennent les répressions aux USA, et en Europe :

« Alors qu’en Amérique la violence contre les Noirs est une véritable activité “folklorique” menée contre l’État et sa police (qui, bien sûr, lui font des appels du pied), en Allemagne, c’est l’inverse : les pogroms sont menés par l’État et par les forces de “l’ordre”….. »

Aux USA, dès même avant la Constitution, on considère le factionnalisme comme inévitable (Federalist Papers #10, 1787), constitutif, même : E pluribus unum, c’est pourquoi les pogroms ont un caractère franchement populaire, ils se déroulent avec la connivence ou le silence des autorités publiques. En Europe, en revanche, et bien avant l’ère des révolutions bourgeoises, les pogroms sont un instrument politique avant tout : c’est par eux que le Prince affirme l’unité de son peuple.2. C’est pourquoi l’antisémitisme, le racisme et l’islamophobie sont en Europe aujourd’hui ce qu’ils étaient il y a cent, deux cents, trois cents ans : des activités administratives issues des institutions de l’État lui-même : le gouvernement, la police, parfois les universités. Comme disait Marx,

« Les pouvoirs, en somme, ne préservent l’État de la masse désorganisée qu’en désorganisant la masse. »

La République reste indivisible en fomentant les divisions.

Nazis barrant l’entrée de l’Université de Vienne. [Source : inconnue]

Cela vaut également pour les pogroms académiques. En 1956 le grand pédagogue anarchiste Paul Goodman s’insurgeait contre ce mccarthyisme libéral des universités américaines qui se posait en défenseur des libertés académiques — ce que Goodman qualifiait d’anti-anti-anti-McCarthyisme. Anti3 se posait en défenseur de la « neutralité axiologique » chère à Max Weber —  chère, surtout, au libéralisme américain par le truchement de Talcott Parsons, le sociologue américain dont les traductions de Weber sont connues pour leur propre manque d’objectivité. Goodman s’accordait pourtant avec les libéraux (Richard Hofstadter en particulier, sans aucun doute le politiste le plus influent de cette génération) pour opposer le système américain des libertés académiques et le système européen qu’on appelle avec justesse aujourd’hui celui des Lumières. En effet, le concept de la liberté académique en Europe est né en réaction au despotisme éclairé des Lumières dites modérées du dix-huitième siècle : le Prince décide de la croyance à suivre, et c’est aux universitaires de suivre — ou non3. Le professeur, comme le faisaient remarquer Goodman et Hofstadter, c’est celui qui fait profession de foi, malheureusement cette foi n’était pas nécessairement la foi requise par le Prince, d’où le sens de la liberté académique à l’européenne : la Liberté de tenter de convaincre, par opposition à l’obligation de croire à ce qu’on ne croit pas.

Pour le mccarthyisme à l’américaine, le mccarthyisme populiste, la question est simple : « êtes vous, ou avez-vous jamais été, membre du Parti communiste » ? Pour les professeurs libéraux américains d’hier et d’aujourd’hui la question est plus subtile : « pensez-vous comme un communiste ? » Avec la nouvelle dispensation en France on trouve une nouvelle dérive : « pensez-vous comme le veut que vous pensiez le Prince ? »  En 1927 le professeur Ludwig von Mises, esprit fondateur du néo-libéralisme, écrivait :

« Il est indéniable que le fascisme et toutes les tentatives similaires de dictature sont pleines des meilleures intentions et que leur intervention a sauvé pour le moment la vertu de l’Europe. Le mérite ainsi acquis par le fascisme durera pour toujours dans l’Histoire… Le fascisme ne pourra jamais se libérer […] de l’emprise des idées du libéralisme. »

Et vice-versa, s’entend toujours.

***

  1. Sur les origines du serment de loyauté imposé aux universitaires, voir le serment dans l’Italie fasciste in Loi de programmation de la recherche : nuit noire sur le Sénat. []
  2. Cette théorie réapparaît chez Carl Schmitt []
  3. Frédéric au moins jouait de la flûte. []

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