Usbek à son ami Rustan, à Ispahan

Nos précepteurs nous ont souvent dit, tu t’en souviens sûrement, que nous étions nés dans le plus beau pays du monde. Ils nous disaient aussi que, chez nous, seul le mérite était récompensé, mais qu’au-delà de l’Océan, il y a beaucoup trop d’autres choses qui sont à tort prises en compte : l’argent qui ouvre les portes, le prestige des établissements où l’on a fait ses études, une renommée facilement acquise sur des sujets à la mode.

Il m’arrive toutefois de penser, maintenant que j’échange souvent avec les habitants d’au-delà des mers, que nous pourrions nous inspirer un peu plus de leurs manières de faire et que celles-ci nous rapprocheraient peut-être un peu de ce beau pays qui était, d’après nos précepteurs, supposé être le nôtre. Te rappelles-tu par exemple comme nous nous étonnions que ce qui partout ailleurs passe pour conflit d’intérêt ne soit pas reconnu chez nous ?

Un docteur est élu maître de conférences dans l’université où il a fait sa thèse, alors que son directeur de thèse fait partie du comité qui l’élit. Certains font leur thèse, sont post-doctorants, puis chercheurs CNRS dans la même équipe. D’autres rapportent sur des dossiers de proches et d’amis, pour ne pas dire plus… A force d’en voir de toutes les couleurs, il était parfois difficile — t’en souviens-tu ? — de continuer d’agir avec sérénité.

Mais voici que mes amis de par-delà les mers m’ont demandé de rapporter sur une promotion en tant que Professeur. Voici la déclaration qu’ils me demandent de remplir pour cela. Crois-tu, mon ami Rustan, que les esprits de nos concitoyens seraient prêts pour que nous introduisions quelque chose de ce genre dans notre pays ?

Je n’ose y croire, mais j’espère secrètement qu’en mon absence, les esprits auront un peu changé. Un petit peu, rien qu’un petit peu…

Adieu, mon cher Rustan. Sois assuré qu’en quelque lieu du monde où je sois, tu as un ami fidèle.

De Paris, le 5 de la lune de Santiral, 2014